Professeure en philosophie politique et éthique appliquée à l’université Paris-Est-Marne-La-Vallée, Corine Pelluchon vient de publier Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma éditeur, 2017). Entretien avec une philosophe engagée.

Peut-on parler de la corrida comme l’emblème de la tradition archaïque ? Comment la définissez-vous ?

La quintessence de la domination. Dans les spectacles de dauphins et d’orques, les personnes viennent pour les voir parce qu’elles aiment les dauphins et les orques et admirent leur beauté, elles sont trompées : elles croient que ces dauphins sont contents, mais une fois qu’on a rectifié et dit la vérité, lutté contre la stratégie de distorsion de la communication qui fait vivre ces établissements, les personnes sont pour la plupart choquées et n’y vont plus. Au contraire de la corrida, où les gens applaudissent au spectacle d’un animal supplicié dont il est difficile de dire qu’il ne souffre pas. Même s’il y a encore des gens, y compris des philosophes, qui disent encore qu’il ne souffre pas. Là, il y a un problème moral majeur qui fait que, selon moi, l’abolition de la corrida est importante pour les taureaux et aussi importante socialement, politiquement et c’est une revendication, à mon avis, non négociable parce que la corrida va vraiment à l’encontre de tout ce qu’il faut promouvoir chez les enfants, les adolescents, les adultes, à savoir la considération pour le vivant, le respect. La corrida suppose qu’on est content de voir un animal qui est humilié et on rigole, on applaudit. Je ne comprends pas qu’on défende la corrida, ou plutôt je ne le comprends que trop. C’est une jouissance perverse et tout ce qui sera fait pour lutter contre la corrida et pour l’abolition de la corrida, qui de plus, et vous le savez mieux que moi, est un mensonge (puisque les taureaux sont diminués avant le combat et compte tenu de leur vision binoculaire, ne voient pas bien dans l’arène), sera un pas immense. C’est un spectacle inégal entre un humain armé jusqu’aux dents et un herbivore qui, soi-disant, est né pour cela. Je suis très marquée par le fait qu’il y a quelque chose de pervers au sens… c’est un animal majestueux, un mâle qui incarne une puissance, un corps, c’est difficile de voir un taureau sans voir cette majesté, cette présence physique, et le mettre à mort, l’humilier, c’est vraiment une image de la domination de l’être humain qui a besoin de sentir sa puissance en humiliant et en mettant à mort un autre être. Cela pose un vrai problème parce que, selon moi, la racine du mal, c’est ce plaisir pris à écraser l’autre, ce besoin, pour exister et s’affirmer ou affirmer sa virilité, d’écraser le corps d’un autre. Donc pour moi, la suppression de la corrida est absolument non négociable.

C’est un rituel très sexualisé. On parle bien d’« arène politique ». Vous qui êtes philosophe politique, comment expliquer que les politiques ferment les yeux, voire cautionnent ces spectacles et assistent à ces corridas ?

Alors il y a la force de l’habitude, il ne faut jamais sous-estimer la force de l’habitude, les représentations qu’ils ont, le sentiment qu’ils ont de participer à la sauvegarde d’une tradition. Tradition qui, au passage, n’est pas si ancienne que cela puisque elle a été importée. Ce sont des constructions de traditions, il faut les déconstruire, et je crois qu’il faut mettre l’accent sur ce qu’est la spécificité de la corrida, c’est-à-dire justement l’exaltation de la domination, et à quel point c’est absolument incompatible avec la promotion d’une humanité qui se définit par un rapport à l’autre humain, et au corps de l’autre (humain et non-humain) qui ne soit pas marqué par cette exaltation de sa propre puissance. Dans la corrida, il y a cette jouissance-là et parce que c’est un animal, ça ne compte pas. Croire et dire que c’est de l’art et l’exalter pour jouir de soi, c’est problématique… Cependant, ceux qui la cautionnent encore ont été élevés là-dedans. Regardez, il y a encore dans le monde politique un schéma très viriloïde, il faut montrer qu’on est puissant. Ils ont été élevés comme ça, à l’école, dans les concours, et même beaucoup de femmes sont comme cela. Le féminin aura quelque chose à apporter au monde et à la politique, mais il faut du temps. Cela dit, il est important que la corrida soit supprimée, car elle va à l’encontre de tous les efforts qu’on peut faire pour inculquer une autre manière d’être. Si on présentait l’abolition de la corrida aux politiques en assortissant cela de mesures favorables aux gens qui élèvent des taureaux, je crois qu’ils seraient plus ouverts. Ça m’étonnerait que dans la population française la corrida suscite un engouement extraordinaire, je crois que les choses sont mûres, mais il faut trouver les mots. On voit bien que les gens qui aiment la corrida se sentent attaqués quand on aborde le sujet, attaqués dans leur virilité, dans leurs représentations d’eux-mêmes, on voit bien que les résistances sont très fortes. Je crois qu’il faut carrément les expliciter et de toute façon pour tous ces sujets-là, on touche l’identité des gens qui se sont construits avec ces schémas viriloïdes. Mais si on prend conscience de tout ce qu’on touche et qu’on déplace et qui est très profond et très intime, quasi inconscient, on déplacera un levier puissant. Et puis, bon, il y a des traditions qu’on a heureusement supprimées, il y a encore des traditions dans certains pays contre lesquelles il faut absolument s’élever, toujours sur le corps des êtres. Les associations qui travaillent pour faire abolir la corrida font un travail extraordinaire mais avec un discours d’affrontement, et c’est normal. Moi, ce que je peux faire, à mon niveau, c’est avoir un discours qui accompagne les gens. Et puis il faudrait un homme ou femme politique, un président, qui soit sensible à cette question. Tous les espoirs sont permis et, de toute façon, vous et moi, nous n’allons pas nous arrêter là, nous allons avancer pour que cette cause prenne de plus en plus d’ampleur et surtout qu’elle entre en politique de manière généreuse. Et comme c’est aussi un enjeu de justice, d’humanisme, plus on gagnera des personnes, plus ça deviendra une évidence et plus ça sera facile. Si on a un discours trop accusateur, eh bien, forcément, les premières victimes seront les animaux.

Alors comment peut-on rassurer ces messieurs sur leur virilité ? Virilité et douceur à la fois.

Je pense que ça se conjugue, ça s’est conjugué chez les plus grands. J’écris un livre relatif à l’éthique des vertus, c’est-à-dire qu’il s’agit de voir quelles dispositions morales, quelles capacités développées chez les individus pourraient soutenir la démocratie qui repose sur nous et faire en sorte que les individus sentent que le respect des autres êtres vivants est une composante du respect d’eux-mêmes, qu’ils aient un autre rapport au monde qui ne soit pas marqué par la domination. J’ai fait la moitié de ce livre, j’essaie de penser une éducation morale où il n’y ait pas d’injonctions « il faut, ceci, cela », mais où l’on transforme, où l’on touche l’individu, j’essaie de faire cela et de trouver les mots pour le dire.

Propos recueillis par Marianne Pastre
Déléguée Île-de-France CRAC Europe

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