La corrida est déficitaire partout

La tauromachie en Espagne, au Portugal et dans le sud de la France est très largement déficitaire et ne survit que grâce à des subventions publiques. Cette industrie reçoit des aides financières locales, régionales, nationales et européennes. Dans ce dernier cas, la plus grande discrétion est observée par les instances européennes en raison de la nature même des corridas qui relèvent, aux termes du Code pénal français, de « sévices graves et actes de cruauté envers des animaux ». De fait, ces pratiques sont illégales dans tous les autres États-membres de l’Union européenne, ainsi que dans l’immense majorité des nations de la planète, où seuls cinq autres pays sur un total d’environ 200, tous en Amérique Latine, perpétuent ces joutes sanglantes.

Pour revenir à l’Europe, il est intéressant d’analyser le fonctionnement de l’octroi de subventions relevant de la politique agricole commune (PAC) aux éleveurs de taureaux de corrida. La méthode d’octroi a changé en 2003 et les montants alloués ont, depuis, augmenté.

Comment les subventions européennes sont devenues opaques

L’analyse qui suit est basée sur un travail de Jordi Casamitjana. Avant 2003, l’industrie tauromachique relevait d’une réglementation (CR 1254/1999) lui permettant de recevoir des subventions européennes sous la forme d’un bonus autorisant le versement de 210 € par taureau (article 4 paragraphe 7), avec un maximum de 90 taureaux par élevage (article 4 paragraphe 1). Ceci représentait environ 20 à 25 millions d’euros par an dans le cas de l’Espagne.

En 2003, une nouvelle réglementation (CR 1782/ 2003) propose de remplacer les subventions par animal en « paiement unique » dans lequel l’éleveur – désormais appelé un « fermier » – recevrait des fonds indépendamment de sa production. Le système de prime par tête restait en place mais il appartenait aux États-membres de choisir de soutenir les fermiers avec un paiement unique.

Cependant, cette même nouvelle réglementation stipule dans son article 37 que le montant alloué pour un paiement unique doit être calculé sur la base de ce que touchait le fermier lorsqu’il bénéficiait d’un bonus par tête, en prenant comme référence les trois années précédentes (article 47). Aussi, la nouvelle réglementation de 2003 n’a-t-elle pas nécessairement changé le montant des subventions mais la forme sous laquelle elles sont données, dans la mesure où le nouveau système n’avait pas pour but de réduire voire d’arrêter les subventions européennes à l’agriculture. Par conséquent, il est raisonnable de penser que les fermiers ont continué à toucher des montants similaires avant et après 2003, sauf lorsqu’ils ne sont pas propriétaires des terrains où ils élèvent des taureaux – ce qui n’est quasiment jamais le cas dans le cas des élevages de taureaux de corrida.

Une différence importante apportée par la réglementation de 2003 est que la limite de 90 têtes par élevage a disparu, ce qui a permis pour les éleveurs d’obtenir des montants plus élevés. En effet, le nouveau mode de calcul est basé, non pas sur le nombre de taureaux, mais sur la surface de l’exploitation. Il suffit donc à un éleveur d’augmenter cette surface pour recevoir plus, même s’il n’augmente pas le nombre de taureaux.

Une autre modification cruciale de la nouvelle réglementation est qu’il n’est plus fait aucune différence entre les taureaux élevés pour les corridas et ceux qui finissent à l’abattoir. Un même éleveur peut avoir les deux sur son exploitation et utiliser les subventions reçues comme il le souhaite. Auparavant, l’éleveur devait justifier du devenir des taureaux élevés, entre animaux pour les corridas et animaux pour la nourriture. Depuis, il n’en a plus l’obligation, ce qui a permis de dissimuler qu’il s’agit de subventions à la tauromachie et non à l’élevage au sens général du terme.

Le montant global estimé des subventions ainsi décrites est passé, entre 2003 et 2008, de 25 millions d’euros à 42 millions d’euros pour l’Espagne. En 2013, elles étaient estimées à 130 millions d’euros pour ce seul pays.

Quand l’Europe subventionne les spectacles de torture animale

(Article publié dans le Huffington Post le 21 novembre 2012.)

L’Union européenne a pour but premier de faciliter, au sens large, la coopération entre les États membres. Parmi les actions de soutien de l’UE à tout un ensemble d’initiatives figure l’attribution de subventions. Il arrive que cette solidarité bénéficie au financement d’activités pour le moins contestables, du fait qu’elles sont illégales dans la plupart des États qui composent l’Union européenne. Un exemple particulièrement choquant est celui de la tauromachie.

Les spectacles tauromachiques ne sont autorisés que dans trois pays ou régions d’Europe: l’Espagne, le Portugal et le sud de la France. Dans ce dernier cas, rappelons que la pratique de la tauromachie est illégale sur la majeure partie du territoire, l’article 521-1 du Code pénal la classant dans la catégorie des sévices graves et des tortures commises à l’encontre d’animaux, punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Cependant, un alinéa de cet article l’autorise par exception dans une douzaine de départements en raison de « tradition locale ininterrompue », une inégalité flagrante des citoyens devant la loi, pourtant jugée compatible avec la Constitution par le Conseil constitutionnel.

Est-il normal que l’Europe soutienne le développement de la tauromachie, par ailleurs déficitaire en raison de la désaffection sans cesse grandissante du public pour ce vestige sanguinaire d’un passé où les animaux étaient considérés comme des objets insensibles ?

La question a été soulevée il y a quelques années dans un article du Daily Mail intitulé « Comment chaque famille britannique paye pour conserver vivante la barbarie des combats tauromachiques ».

Les chiffres sont assez ahurissants. En 2008, l’UE avait versé pour la troisième année consécutive plus de 42 millions d’euros d’aides pour soutenir la filière espagnole de la corrida, soit plus de 100 millions d’euros au total. Cela a correspondu à la mise à mort de 40 000 taureaux par an.

L’UE a également contribué financièrement à l’entretien et à la construction d’arènes avec d’autres fonds. Il faut y ajouter une partie des 750 millions d’euros distribués par l’Europe à l’Espagne sans affectation particulière, qui ont été répartis sur les 8 000 municipalités ibériques et dont les maires ont pu faire ce qu’ils voulaient. Tony Moore, de l’organisation européenne Fight Against Animal Cruelty (combat contre la cruauté sur les animaux) en a parlé avec des organisateurs de corridas. Ils lui ont dit qu’ils adoraient l’UE parce que les subventions qu’ils en reçoivent leur ont permis de tuer dans les corridas quinze à seize fois plus d’animaux qu’ils ne le faisaient auparavant.

La Fondation Franz Weber, une organisation suisse créée en 1975 par l’écologiste du même nom et qui compte à ce jour environ 230 000 membres, vient de lancer une campagne pour que cessent ces aides. Elle cite plusieurs communes qui ont rénové leurs arènes à l’abandon grâce à des fonds de développement ruraux (Proder) destinés aux collectivités les moins développées de l’Union européenne. De plus, elle révèle que différentes structures espagnoles subventionnées par l’UE pour financer des travaux de rénovation servent en fait à alimenter la filière tauromachique.

En Espagne, les éleveurs de taureaux destinés aux corridas reçoivent actuellement près de 72 millions d’euros par an au titre de la PAC (politique agricole commune), un outil théoriquement prévu pour améliorer et renforcer la compétitivité dans le secteur primaire des États membres, qui prévoit de surcroît explicitement le respect du bien-être animal depuis 2003.

Il peut aussi s’agir de détournement pur et simple. La Fundación Andaluza de Tauromaquia (fondation andalouse de tauromachie) a reçu plus de 750 000 euros en un an grâce à un programme censé améliorer les aptitudes au travail des chômeurs, dont on voit mal le lien avec ses activités réelles. Des dizaines d’autres entreprises ou sociétés de gestion collective comme les clubs tauromachiques ont reçu des aides économiques de même nature depuis 2007.

Selon un article du quotidien espagnol La Razon, le Parlement européen continuera à accorder des subventions aux éleveurs de taureaux de corrida en 2013. Ils peuvent remercier leur principal soutien, l’eurodéputée socialiste française Bernadette Vergnaud. Elle a déclaré : « Malgré les anti-corrida dans toute l’Europe, le vote des pro-corrida au Parlement a été plus important que l’année dernière. Et nous luttons pour que le montant de la subvention ne soit pas inférieur à 2012 ».

Madame Vergnaud est activement engagée pour la défense de la tauromachie au sein du Parlement. Son leitmotiv est que l’élevage de taureaux de corrida doit continuer à percevoir des subventions parce qu’il permet de conserver un écosystème unique qui est une partie importante de la biodiversité. L’élue conclut que cette mesure approuvée par l’Europe « est une bonne nouvelle pour les éleveurs puisque nous sommes conscients des difficultés qu’ils affrontent ».

Le Mouvement National de Lutte pour l’Environnement fait remarquer que l’argument de la biodiversité est fallacieux. Les taureaux élevés dans ces espaces ne jouent aucun rôle vital dans le fonctionnement des écosystèmes: ils ne sont ni prédateurs ni proies. Pour les autorités locales, leur disparition ne menacerait aucunement les populations d’espèces protégées.

Par conséquent, la disparition des taureaux de combat dans ces espaces n’entraînerait absolument pas la dégradation des écosystèmes. C’est même plutôt l’inverse qui se produit: à titre d’exemple, l’élevage de taureaux dits de combat dans un écosystème riche au sud de l’Aude a considérablement dégradé le marécage et les espèces peuplant l’étang de Vendres.

En résumé, ce sont des centaines de millions d’euros qui sont versés depuis quelques années par l’Europe à trois de ses États membres pour soutenir une activité qui est illégale dans les vingt-quatre autres, bien que tous y contribuent. Cet argent – celui de tous les citoyens européens – a pourtant pour vocation initiale de favoriser le développement, la coopération et le respect.

Au lieu de cela, il est utilisé pour promouvoir la torture animale comme divertissement, et cela dans le contexte d’une crise sans précédent où d’autres besoins bien plus nécessaires sont insuffisamment soutenus.

Dès 2005, le parlement européen a voté en faveur de l’abandon des subventions à la tauromachie, mais le Conseil européen a rejeté cette décision. D’autres tentatives ont eu lieu depuis, mais aucune n’a abouti à ce jour. Une nouvelle demande d’abrogation a donné lieu à un vote en séance plénière à l’automne 2014.

L’Europe maintient les subventions aux corridas malgré une majorité qui s’y oppose 

Début septembre 2014, un amendement (numéro 6334), déposé par le député européen néerlandais Bas Eickhout (Greens/European Free Alliance) a proposé la suppression des subventions à l’élevage des taureaux destinés aux corridas. Soumis au Comité de l’Environne-ment, de la Santé publique et de la Sécurité alimentaire (Environment Public Health and Food Safety Committee), il a été adopté par les parlementaires européens de cette commission avec une large majorité de 29 voix contre 11.

Il était précisé : « Des subventions ne pourront pas être utilisées pour soutenir l’élevage ou le dressage de taureaux en vue de corridas. […] La Convention Européenne pour la protection des animaux d’élevage (Council Directive 98/58/EC) déclare que ces animaux ne doivent subir aucune douleur, blessure, peur ou détresse. De toute évidence, ces conditions ne sont pas remplies dès lors qu’il s’agit de taureaux destinés aux corridas. Par conséquent, ces taureaux ne sont pas éligibles pour les aides directes de la PAC (politique agricole commune). »

Bien qu’ayant eu une majorité nette, cet amendement a ensuite été rejeté en commission Budget. Aussi a-t-il été présenté à nouveau à l’ensemble des 751 membres du Parlement européen lors de la session plénière du      22 octobre à Strasbourg. Pendant les semaines précédant le vote, la déléguée du CRAC Europe pour l’Allemagne, Marika Marcuzzi, a dirigé au niveau européen une campagne intense d’information et de lobbying auprès des eurodéputés et des médias : lettre ouverte en anglais et   en français, argumentaire détaillé mettant en question la légalité pour 25 des 28 États-membres de soutenir une activité qui est illégale chez eux, appels répétés à signer la pétition internationale lancée par les Verts (80 000 signatures en une semaine), contacts directs par téléphone et mail avec de nombreux députés.

Le 22 octobre, les 691 parlementaires européens présents ont été 332 à voter pour la suppression des subventions, 298 contre et 61 à s’abstenir. Malheureusement, la majorité absolue étant requise, l’amendement a été rejeté, ce qui fait porter une lourde responsabilité aux députés abstentionnistes, de toute évidence complices objectifs du rejet. La seule bonne nouvelle est qu’il est désormais avéré qu’une majorité d’eurodéputés se déclarent ouvertement anti-corrida. Une délégation du CRAC Europe était présente ce jour-là devant le parlement de Strasbourg.

Le lobby tauromachique vient de sentir le vent du boulet puisqu’il est désormais officiellement en minorité. L’eurodéputée Michèle Rivasi (EELV) a fait à ce sujet une déclaration fort intéressante : « L’amendement contre les subventions à la corrida a été voté à la majorité simple: il figurera donc dans la résolution. C’est déjà une victoire politique. » Ce vote du budget européen est probablement le dernier qui maintient ces subventions. Il s’agit d’une nouvelle étape vers l’abolition. Nous n’avons jamais été aussi proches du but sur ce point.

Les arènes de moins en moins fréquentées

Des données précieuses sur le nombre de spectateurs de corridas en France ont été compilées par Joanpere (Jean-Pierre) Dunyach, un militant du FLAC66 qui a relevé scrupuleusement ses informations sur des sites pro-corrida entre 2008 et 2012.

L’exploitation de ses relevés a demandé un peu de mise en forme, les informations indiquées sur les blogs d’André Viard ou d’Éric Colmont étant très indirectes puisqu’elles mentionnent des pourcentages d’arènes remplies et non la quantité de places vendues ou offertes. En combinant cela avec la capacité des arènes, on obtient enfin les nombres de spectateurs. Il s’agit là d’une grande première en France et d’un véritable trésor de guerre pour les abolitionnistes puisque, jusqu’alors, ces chiffres étaient rigoureusement gardés secrets par les aficionados.

L’analyse complète de cet ensemble de données a fait l’objet d’un article publié par le Huffington Post en mars 2013. En voici les principaux éléments.

Vers la disparition prochaine des corridas en Espagne et en France

On assiste depuis quelques années à une désaffection croissante pour les corridas, non seulement en France, mais également en Espagne. De l’aveu même des aficionados, cela est principalement dû aux actions inlassables des mouvements anti-corrida durant ces deux dernières décennies.

Si la tendance se maintient, les corridas pourraient avoir totalement disparu d’ici cinq ans tant en Espagne qu’en France.

Selon un rapport officiel du ministère de la Culture espagnol qui peut être consulté en ligne, plus de 91 % des Espagnols n’éprouvent plus aucun intérêt pour les corridas. Les pratiques culturelles des Espagnols font tous les quatre ans l’objet d’une enquête détaillée réalisée par le ministère de la Culture de ce pays. Le plus récent a été réalisé sur la période 2010-2011 (Encuesta de hábitos y prácticas culturales en España 2010-2011). Dans l’année écoulée, ce sont seulement 8,5 % des Espagnols qui ont assisté à au moins un événement mettant en scène des taureaux, qu’il s’agisse de corridas ou d’autres spectacles tauromachiques. Pour le précédent rapport (2006-2007), ce pourcentage était 9,8 % dont la classe d’âge majoritaire était celle des plus de 55 ans. Déjà en 2009, un sondage réalisé par l’institut Gallup montrait que 81 % des moins de 34 ans n’éprouvaient « aucun intérêt » pour la tauromachie. Les personnes indifférentes aux corridas représentaient 78 % chez les 35-44 ans. Cet aspect de rejet dominant de la corrida par les populations les plus jeunes est également flagrant en France. Il illustre à lui seul le côté inéluctable de sa disparition prochaine.

Le signe le plus spectaculaire de la désaffection de la population pour les corridas est la baisse vertigineuse et constante du nombre de corridas organisées chaque année en Espagne depuis quelques années. Elles sont passées de 2176 en 2007 à 1010 en 2012[11], soit en moyenne 233 de moins par an. Les chiffres relevés à la mi-2013 confirment cette tendance. Si cela se poursuit au même rythme dans les années à venir, la corrida aura totalement disparu en Espagne d’ici 2018.

La France suit une évolution comparable

En France, on relève entre 10 et 20 % de spectateurs en moins dans les arènes d’une année sur l’autre depuis 2008. Un nombre croissant de villes organisatrices de corridas ont décidé d’y mettre fin. Selon André Viard, le président de l’Observatoire National des Cultures Taurines, il y aurait 2 millions de Français qui assistent à des spectacles tauromachiques chaque année. Mais si l’on en croit les chiffres de fréquentations que le même André Viard donne, ville par ville sur son site entre 2009 et 2012, le total est en fait de l’ordre de 400 000 entrées par an (invitations comprises), dans les meilleures années, c’est-à-dire les plus anciennes. Autrement dit, de source pro-corrida, 99,3 % des Français ne vont jamais voir de corridas.

Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer la désaffection croissante des corridas.

On peut, bien sûr, avancer l’aspect économique. Les matadors les plus réputés peuvent demander jusqu’à 150 000 euros par prestation. Le prix des places n’étant pas extensible à l’infini (de 30 à 100 euros suivant la taille des arènes et la proximité des sièges par rapport à la piste), cela entraîne un déficit chronique auquel seules quelques très rares corridas échappent. On peut citer en exemple les corridas de Bayonne, pourtant très suivies, qui ont accumulé plus d’un million d’euros de déficit entre 2006 et 2013 (voir plus bas). Il est devenu courant, en dehors de quelques événements exceptionnels, de voir des corridas se tenir devant des arènes à demi ou aux trois-quarts vides. Les amateurs de corrida sont soumis à la crise comme tout le monde et ils sont de moins en moins enclins à payer leurs places de plus en plus cher. Les salaires en hausse des toreros combinés aux recettes en baisse des organisateurs de corrida conduisent inexorablement à un effondrement économique du système.

Mais la raison principale avancée par les professionnels de la corrida eux-mêmes est que ce spectacle n’est plus perçu comme quelque chose où on se vante d’aller. Le dernier carré qui s’y accroche est composé en grande partie de personnes vieillissantes, plus sensibles à l’immobilisme des traditions qu’aux évolutions des sensibilités.

Dans la revue Toros du 16 mai 2012, on peut lire dans l’éditorial : « La corrida n’est plus à la mode. […] Il n’y a plus de grands artistes aux arènes. Ou, s’il y en a, ils se cachent […] Aujourd’hui, les people qui continuent à se rendre aux arènes se cachent. C’est dire si la corrida est “dépassée”. […] Aller aux arènes étant un acte social, le public, avant de s’y rendre, s’inquiète, sans l’avouer, de sa conformité aux goûts du temps. »

Il s’agit là d’une reconnaissance directe – et inattendue – des aficionados vis-à-vis de l’action inlassable des militants anti-corrida depuis plusieurs décennies, qui ont amené de plus en plus largement les populations des ultimes pays où la corrida se pratique encore à prendre conscience de la souffrance animale, jusqu’alors généralement niée ou ignorée, et à rejeter avec répulsion ces actes de torture rituelle, une fois l’illusion des arguments esthétisants dissipée.

Plusieurs pays, régions ou villes hispanophones ont déjà aboli ou cessé de pratiquer les corridas : le Panama, la Colombie, l’Équateur sur la moitié de son territoire, Caracas (capitale du Venezuela), les Canaries, la Catalogne espagnole, qui seront bientôt rejoints par le Pérou et Mexico.

En France, la plus ancienne association spécifiquement anti-corrida a été créée en 1991. Il s’agit du CRAC (Comité Radicalement Anti Corrida), devenu largement connu du grand public à la suite du lynchage subi par 65 de ses militants à Rodilhan en 2011 lors d’une tentative d’interposition au massacre de jeunes veaux par des apprentis-toreros (l’affaire doit être jugée prochainement, quasiment tous les agresseurs ayant été identifiés) et de la procédure de QPC menée jusqu’au Conseil constitutionnel en 2012. Ces deux événements, en raison de leur retentissement médiatique, ont considérablement accru la sensibilisation des Français à l’extrême violence qui caractérise la corrida et ses supporters, bien au-delà « de sa conformité aux goûts du temps ».

Grâce à l’action militante des abolitionnistes, ce rejet éthique et cette prise de conscience de l’horreur gratuite donnée en spectacle sont les causes fondamentales qui accentuent la désaffection croissante et le vieillissement des amateurs de pratiques tauromachiques. La corrida vit sans aucun doute ses dernières années partout dans le monde.

Corridas à Bayonne, plus d’un million d’euros de pertes cumulées depuis 2006

Un rapport de la Cour de Comptes révèle que les corridas organisées par Bayonne ont totalisé une perte de plus d’un million d’euros entre 2006 et 2012. Un désastre financier que la Mairie a tenté en vain de cacher à une délégation du CRAC Europe le 9 août 2014 en marge d’une manifestation anti-corrida, lors d’une entrevue à Bayonne avec Jean-René Etchegaray, maire UMP de la ville, de son directeur de cabinet, de son adjoint à la Culture et de son adjoint aux Finances. Ce dernier avait alors affirmé que la seule année où les corridas avaient été   déficitaires était 2011 avec un plongeon historique de 415 000 €. Selon lui, les médias avaient menti en relayant des propos du précédent maire, Jean Grenet (UMP également), qui avait déclaré que les années précédentes avaient, elles aussi, montré des pertes significatives.

Il se trouve que la Cour régionale des Comptes sur les finances de Bayonne a produit un document de trente-cinq pages qui donne entre autres les chiffres officiels sur les temporadas de 2006 à 2012. Ils confirment les pertes abyssales causées par les corridas de Bayonne sur cette période.

Un point important doit être souligné : à Bayonne, les corridas sont organisées par la municipalité en régie directe, c’est-à-dire sur le budget de la ville. Lorsqu’elles sont déficitaires, ce sont les habitants qui trinquent.

Le tableau dressé par la Cour des comptes fait apparaître que les résultats nets des temporadas sont de – 75 979 € (2006), – 247 255 € (2007), – 209 440 € (2008),  – 100 964 € (2009), – 138 120 € (2010), – 415 427 € (2011) et + 100 683 € (2012).

Le total cumulé est d’environ 1,1 million d’euros de pertes sur la période 2006-2012.

Les raisons qui expliquent le résultat positif de 2012 sont principalement le fait que 9 corridas seulement ont été organisées cette année-là au lieu de 12 à 14 les années précédentes et que la ville a exigé des toreros qu’ils acceptent un salaire en baisse de 20 % par rapport à leurs tarifs habituels (ce que plusieurs matadors célèbres ont refusé, préférant scier un peu plus le dernier bout de branche sur lequel ils se trouvent). Selon Michel Soroste, adjoint aux finances, la situation financière des corridas serait revenue à l’équilibre grâce à 2012 et 2013. Certes, 2012 a dégagé un excédent qui a fait passer le trou de  – 1,2 million d’euros à – 1,1 million, mais on voit mal comment 2013 aurait pu combler le 1,1 million restant. Au mieux, les pertes cumulées ne seraient plus « que » de 900 000 euros sur la période 2006-2013.

Et ce n’est pas 2014 qui va faire le miracle de générer un profit astronomique à même d’effacer l’ardoise. On apprend en effet par l’organisateur des corridas biterroises Robert Margé dans le Midi Libre que les corridas des 9-10 août à Bayonne n’ont attiré que 8 000 spectateurs payants pour une contenance potentielle de 21 000 places sur deux jours, c’est-à-dire environ 40 % de remplissage (les arènes ont 10 500 places).

Pour la temporada 2014, le conseil municipal a approuvé un budget prévisionnel de 218 000 euros pour l’achat des taureaux et de 560 000 euros pour les contrats avec les toreros (délibérations du 6 mars et du 5 juin 2014).

La Mairie s’est toujours montrée généreuse pour tenter de remplir les gradins de ses arènes. En vain, puisque même comme cela, le taux de remplissage reste constant… et très bas. Le même rapport de la Cour des comptes révèle d’autres chiffres intéressants : jusqu’à 7735 invitations en 2007 et “seulement” 2917 en 2011 ! Pour 2012, la Mairie n’a pas souhaité communiquer les chiffres à la Cour des comptes. Ils sont si embarrassants que ça ?

Faisons quand même un petit calcul tout simple grâce à ce tableau : le nombre d’entrées payantes par corrida.

  • 2006 : 4 187 entrées par corrida en moyenne (39,9 % de remplissage)
  • 2007 : 3 857 (36,7 %)
  • 2008 : 3 614 (34,4 %)
  • 2009 : 3 906 (37,2 %)
  • 2010 : 4 117 (39,2 %)
  • 2011 : 4 232 (40,3 %)
  • 2012 : 3 720 (35,4 %)
  • 2013 : chiffres non connus
  • 2014 : 4 000 (40 %) pour les corridas d’août

On le voit, les corridas de Bayonne, pourtant si réputées dans le monde de la tauromachie, n’intéressent plus qu’une poignée de gens, et depuis longtemps. Si ses gradins semblent parfois pleins pour tel ou tel torturador célèbre, il faut croire que le reste du temps, ils sont largement clairsemés ou que les invitations sont bien plus nombreuses que celles déclarées, puisque la moyenne de fréquentations n’évolue pas depuis des années, malgré le nombre impressionnant d’invitations distribuées à tour de bras pour cacher le désastre. Sans parler de la gratuité pour les enfants et adolescents de 0 à 15 ans, une mesure accordée récemment par Jean-René Etchegaray.

Les fêtes de Bayonne : 1 million de personnes, dont 96 % ne vont pas aux corridas

On ne le dira jamais assez : il ne faut pas confondre ferias et corridas, comme se plaisent à le faire les aficionados pour tenter de faire croire que le succès des premières repose sur celui des secondes et qu’il est donc primordial de ne pas supprimer les corridas, sinon les ferias s’écrouleraient. Il s’agit là d’un mensonge grossier.

Les ferias de Bayonne sont entièrement financées par la ville. Ce sont les commerçants qui en touchent les bénéfices et c’est très bien – le but de subventions utilisées de façon saine, c’est de dynamiser l’économie locale.

En revanche, les corridas constituent non seulement une charge importante sur le budget de Bayonne mais elles n’ont aucune justification économique ou touristique puisqu’elles n’intéressent que 3 à 4 % de la foule qui vient aux ferias (en supposant que chaque spectateur n’assiste qu’à une seule corrida, ce qui est peu probable).

Bayonne est ainsi dans une situation identique à celle des autres grandes villes taurines comme Nîmes ou Vic-Fezensac : pour un million de fêtards, seuls quelques milliers sont là pour voir des taureaux agoniser, pendant que 96 % des gens ne mettent jamais les pieds dans les arènes. Même gratuitement.

Pour continuer sur les aspects financiers, voici une étude réalisée par Charlène et Léopold Bouat, deux sympathisants anti-corrida, sur l’endettement des villes taurines.

Les villes taurines plus endettées que la moyenne

Le ministère de l’Économie et des Finances propose en accès libre toutes sortes de données et de statistiques annuelles sur les communes de notre pays, en particulier leur niveau d’endettement. Afin de mieux apprécier son poids, il est également exprimé en endettement par habitant et comparé à la moyenne des communes équivalentes au niveau national. Les chiffres officiels communiqués par le ministère montrent qu’une large majorité de ces villes sont plus endettées que la moyenne nationale, leur endettement pouvant aller jusqu’au quadruple de communes équivalentes.

L’étude s’appuie sur les chiffres les plus récents disponibles, ceux de l’année 2011.

73 % des villes taurines sont plus endettées que la moyenne

Pour chacune des villes organisant des corridas en France, ont été relevés le nombre d’habitants, l’endettement absolu, l’endettement par habitant et la moyenne d’endettement de la strate. Afin de pouvoir comparer les données de ville en ville, leur endettement a aussi été exprimé en pourcentage par rapport à la moyenne de la strate. Voici par exemple le tableau des villes taurines situées dans les Landes (voir page suivante). Comme on le voit, dans ce département, dix-neuf communes sur vingt-et-une ont un endettement supérieur à la moyenne.

Les trois plus hautes marches du podium, c’est-à-dire les pires, sont Vieux Boucau, Hagetmau et Mugron qui culmine à 293 % par rapport à sa strate nationale.

Endettement des villes taurines situées dans les Landes comparé à la moyenne des communes équivalentes au niveau national.

Villes Dette (€) Endettement par habitant (€) Moyenne de la strate (€) Rapport à la moyenne
Dax 39 856 000 1855 1049 177 %
Aire sur l’Adour 9 342 000 1404 874 161 %
Bougue 739 000 1236 536 231 %
Hagetmau 10 375 000 2219 915 243 %
Mimizan 11 808 000 1665 874 191 %
Mont-de-Marsan 38 635 000 1205 1049 115 %
Mugron 2 617 000 1737 592 293 %
Parentis en Born 5 888 000 1116 874 128 %
Rion 3 137 000 1316 706 186 %
Roquefort 2 578 000 1323 592 223 %
 St Sever 9 366 000 1871 874 214 %
St Perdon 1 365 000 955 592 161 %
Samadet 766 000 730 592 123 %
Magescq 1 165 000 676 592 114 %
St Vincent de Tyrosse 10 143 000 1379 874 158 %
Soustons 8 702 000 1202 874 138 %
Tartas 2 788 000 916 706 130 %
Toulouzette 270 000 971 493 197 %
Vieux Boucau 2 336 000 1414 592 239 %
Villeneuve de Marsan 1 550 000 622 706 88 %
Pontonx 439 000 170 706 24 %

Le record absolu est détenu par un autre département, celui des Pyrénées-Orientales, avec le village de Millas (411 %). Dans deux départements, le surendettement concerne 100 % des villes taurines.

Remarquons au passage que 58 % des villes taurines ont moins de 5 000 habitants et sont donc plutôt des gros villages, ce qui rend leur choix de maintenir les corridas encore plus discutable d’un simple point de vue économique. En fait, seules trois villes taurines françaises ont plus de 50 000 habitants : Arles, Béziers et Nîmes, qui sont endettées respectivement à 153 %, 133 % et 138 % par rapport à la moyenne des villes comparables. Quant à Bayonne, ville emblématique des aficionados dont les corridas ont causé un déficit abyssal de 415 000 euros en 2011, son endettement est de 142 %.

Globalement, 73 % des villes taurines ont un endettement supérieur à leur strate de référence et cet endettement est en moyenne égal à 146 %.

La corrida, source significative d’asphyxie  économique

S’il n’est pas possible d’en déduire une relation directe de causalité, l’étude révèle une tendance largement partagée des municipalités concernées à mal gérer, à surdépenser, voire à dilapider l’argent public sur le dos des contribuables.

Cette gabegie est d’autant plus inacceptable par temps de crise qu’elle amplifie des gouffres financiers que rien ne peut justifier. Tel est le cas des pratiques tauromachiques, qui n’intéressent plus qu’un public en voie rapide de raréfaction. Elles sont, en effet, de plus en plus réprouvées au niveau national et ringardisées par les nouvelles générations, y compris dans les onze départements taurins – partout ailleurs, c’est-à-dire sur la majeure partie du pays, elles sont interdites et réprimées par la loi 521-1 du Code pénal punissant les actes de cruauté envers les animaux.

Les corridas, qui sont, on le sait, généralement déficitaires en France, ne survivent que grâce à d’importantes subventions municipales ou européennes.

Il n’est donc pas surprenant de voir confirmer, avec cette nouvelle étude, que leur maintien dans les 65 villes taurines de notre pays, loin d’alimenter leurs ressources comme le clament les aficionados en niant l’évidence criante de leur désaffection, ne fait que creuser le déficit de leur budget, année après année, et contribue ainsi directement et significativement à leur asphyxie économique.

Tout ce travail d’investigation mené depuis des mois sur les aspects économiques de la corrida et les taux de remplissages des arènes nous a donné des informations précieuses et enfin objectives sur la réalité des chiffres-clefs de la tauromachie. Nous n’allons pas manquer de les utiliser, par exemple à l’occasion d’un article paru dans Sud-Ouest[18] début avril 2013.

Le prix de la torture

Un encadré d’un article paru dans sud-Ouest en avril 2013 révèle combien valent les taureaux qui laisseront leur vie lors des « fêtes » de Bayonne quelques mois plus tard, après avoir été torturés pendant vingt minutes chacun.

« Les coûts des toros varient entre 12 000 euros pour le lot de six bêtes d’Antonio Bañuelos dévolu à la novillada avec picadors du 1er septembre, à 63 000 euros pour celui de Joselito, prévu pour la corrida du même jour. Suivent les toros de Fuente Ymbro (54 000 euros le lot), ceux de Dolores Aguirre et Cebada Gago (33 000 euros) et ceux de Los Espartales (24 000 euros), pour la corrida à cheval du 27 août. »

Il est précisé dans le même article que le conseil municipal de Bayonne a donné son accord pour procéder à ces achats obscènes regroupés sous le vocable de « marché des fournitures de taureaux », pour un montant global de 219 000 € hors taxes. Il faut ajouter à cela les salaires des toreros et de leurs agents, les frais de publicité et les coûts annexes.

Combien coûte une manifestation à l’État

Lorsqu’une manifestation est organisée quelque part, il appartient à la préfecture de décider des moyens de sécurité éventuels à déployer. Dans le cas que nous connaissons bien, celui des manifestations anti-corrida, ces moyens sont souvent très importants, les risques de dérapages violents venant des aficionados étant largement avérés depuis le lynchage de militants à Rodilhan en 2011.

Quel coût cela représente-t-il pour l’État ou les collectivités – bref, pour nous tous puisque cela est financé par nos impôts ?

Un gendarme ou un CRS mobilisé une journée sur le lieu d’une action représente un surcoût d’une centaine d’euros par rapport à son salaire habituel. À cela s’ajoutent les frais induits par les transports, le matériel utilisé, etc. (véhicule anti-émeute, grenades déflagrantes, flash-balls…). Une heure d’hélicoptère peut coûter jusqu’à       10 000 euros.

Un détachement de gendarmerie ou de CRS provient généralement d’un département différent de celui où se tient l’événement à couvrir. Le but est de minimiser le risque que les membres des forces de l’ordre se retrouvent face à des personnes à réprimer dont ils seraient proches dans leur vie personnelle. Ceci induit une complexité logistique évidente, mais également un jeu parfois délicat d’équilibre dans les budgets alloués à la sécurité des départements qui tous dépendent des opérations menées ailleurs que chez eux. Pour cette raison, les budgets sont gérés de façon centralisée par le ministère de l’Intérieur.

L’addition, on le voit, peut très vite devenir significative. Dans le cas général, c’est l’État qui paie la note. Cependant, depuis une loi votée en 2012, la facture peut être présentée à la commune où s’est située la manifestation. C’est le cas lorsque le coût représenté par le maintien de l’ordre est jugé disproportionné par rapport à l’événement contre lequel les protestataires se sont rassemblés.

Prenons l’exemple de Rodilhan le 27 octobre 2013. Environ 260 gendarmes et CRS ont été mobilisés, avec de gros moyens répressifs, ainsi qu’un hélicoptère venu faire plusieurs rotations de repérage.

D’après l’expert que nous avons consulté, la facture totale doit représenter autour de 50 000 euros. L’évé-nement que ce déploiement de force a permis de maintenir a été une corrida à laquelle environ 200 personnes ont assisté. Si tous les spectateurs ont payé leur billet d’entrée à 20 euros (et nous savons que ce n’est pas le cas, beaucoup ayant reçu des invitations du maire afin de tenter en vain de peupler les gradins désertés), la recette a été d’environ 4 000 euros.

On est bien dans le cas où c’est à la commune de payer, puisqu’elle a réagi de façon disproportionnée pour maintenir un spectacle n’intéressant qu’une poignée de personnes. Dans de telles circonstances, il aurait été infiniment moins coûteux de l’annuler, ce qui aurait également fait disparaître le trouble à l’ordre public provoqué par le maire en mettant l’ensemble de sa commune en état de siège derrière de hautes barrières. Les Rodilhanais peuvent donc s’attendre à voir une augmentation significative de leurs prochains impôts locaux.

Les responsables préfectoraux sont parfaitement conscients de tout cela. Le sous-préfet des Landes a déclaré à l’occasion de l’action citoyenne autonome menée à Rion-des-Landes le 24 novembre 2013 : « Il y aurait tout intérêt à mener une réflexion au cours de cet hiver – en l’ouvrant à tous les départements taurins – afin d’envisager l’avenir sans ce déploiement de force qui, j’en suis conscient, pourrait finir par porter atteinte à l’image de la culture taurine et de ces fêtes. »

Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas tant de « l’image de la culture taurine » qu’il s’inquiète réellement (cela fait déjà longtemps que cette image est très largement déplorable dans la population française), mais de l’impact financier prévisible sur les 65 villes taurines dont la plupart sont de très modestes communes, incapables de payer ce que cela pourrait leur coûter de maintenir leurs spectacles de torture dans de telles circonstances. Rien que pour cette raison, il est évident qu’il faut généraliser les actions anti-corrida partout dans le sud de la France.

La débâcle

L’avidité des stars de la torture tue le marché qui les fait vivre

En juillet 2013, André Viard se lamentait sur son blog Terres Taurines au sujet du triste sort des « toreros marcheurs » qui n’intéressent plus personne. Il rappelait l’époque glorieuse à ses yeux, dans les années 60, où un millier de gens pauvres convergeaient sur Madrid pour obtenir un boulot de torero. Dans les années 80, un matador célèbre avait relancé cette pratique. Mais aujourd’hui, terminé, tout le monde s’en fout des crève-la-faim qui sont tellement désespérés que, pour survivre, il ne leur reste plus qu’à devenir tortionnaires de taureaux dans les arènes.

Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus en Espagne qu’un tout petit nombre d’entreprises, pardon, d’empresas en espagnol, qui gèrent les intérêts de leurs protégés et, en tout, quatre toreros vedettes qui piquent tous les contrats juteux, ne laissant que des miettes aux autres. Le résultat, c’est que tous ces rapaces stérilisent par leur avidité leur propre business, qui, inéluctablement, s’effondre.

Et du coup, ils se déchirent entre eux

Vers la mi-octobre 2013, ça empire. Viard a le moral au plus bas en racontant dans quelles circonstances l’arène de Saragosse se retrouve en situation de faillite, alors qu’elle est l’un des plus hauts lieux de la corrida. Il s’agit d’une sombre histoire de conflit sans pitié « entre une empresa cynique et des politiques irresponsables », ce qui provoque « un fracaso monumental : celui d’une arène de première catégorie qui coule par la faute d’une situation rocambolesque dont on ne sait plus trop à qui il faut imputer la responsabilité ».

Viard ajoute : « Pour l’instant les procédures sont en attente » et conclut : « Et pendant ce temps les aficionados se lassent, ou désertent les arènes dans l’attente de jours meilleurs, si tant est qu’il y en ait en perspective. »

Vous avez bien lu, répétons-le tellement c’est bon : les aficionados se lassent, ou désertent les arènes dans l’attente de jours meilleurs, si tant est qu’il y en ait en perspective.

Un diagnostic signé André Viard, président de l’Observatoire National des Cultures Taurines.

L’aficion s’effondre

L’analyse qui suit a également été publiée par le Huffington Post sous le titre : « La tauromachie, une industrie en plein effondrement économique ».

On l’a vu, les corridas ont aggravé significativement leurs déficits chroniques au fil des ans pour au moins deux raisons directes, qui sont d’ailleurs fortement liées entre elles : la baisse de fréquentation des arènes et la hausse des tarifs des figuras (mot espagnol désignant les toreros les plus célèbres).

L’effondrement économique de l’industrie de la tauromachie est la conséquence ultime d’un système en pleine implosion, qui prend l’eau de toute part. Pourquoi y a-t-il de moins en moins de monde pour aller aux corridas ? Pour répondre à cette question, il suffit de définir qui va assister à ces spectacles. On peut distinguer trois grandes catégories, qui s’entremêlent partiellement : les aficionados purs et durs, les spectateurs occasionnels et la composante populaire.

Le public populaire n’a plus les moyens ni l’envie d’aller aux corridas

Il y a encore quelques dizaines d’années, la corrida était le lieu où des gens majoritairement modestes venaient célébrer une fête annuelle. Il s’agissait en grande partie de paysans ou d’ouvriers, avec de faibles revenus, surtout dans les milieux ruraux. L’envol progressif des tarifs des billets conjugué à la crise économique mondiale les a inexorablement éloignés des arènes.

Il faut y ajouter le désintérêt croissant de la population en général pour ces pratiques d’un autre âge, l’évolution de la société vers plus de considération pour le bien-être animal et, bien sûr, les actions des militants anti-corrida, le tout démultiplié par la généralisation d’internet et des réseaux sociaux comme source principale d’information, y compris dans les lieux les plus reculés.

En Espagne, ce sont désormais toutes les arènes de troisième catégorie – l’immense majorité – qui sont menacées de fermeture pour des raisons strictement économiques. Entre 2007 et 2013, plus de la moitié d’entre elles ont cessé toute activité, passant de 1665 à 589. Les arènes de première catégorie n’ont pas été épargnées, les classes populaires étant largement représentées dans les grandes villes. La baisse totale du nombre de corridas dans ce pays a été de 56 % en dix ans, avec une accélération marquée ces cinq dernières années.

La corrida n’est plus un spectacle familial anodin

Les spectateurs que l’on peut qualifier d’occasion-nels sont ceux qui viennent voir une corrida comme ils iraient voir autre chose – simple curiosité, désœuvrement faute d’autres distractions là où ils résident ou passent des vacances, tradition locale qui fait qu’on va aux corridas en famille une fois par an parce que c’est comme ça.

Ce public-là a été très largement découragé de persister, face à l’accueil franchement désagréable qu’ils reçoivent désormais de façon quasi systématique en raison de la montée en puissance des actions anti-corrida, ce qui a entraîné un durcissement des conditions de sécurité autour des arènes même quand aucune manifestation n’est prévue.

Personne n’aime se faire fouiller au corps et passer plusieurs barrières de sécurité, personne n’aime se faire huer et traiter de sadique ou de barbare, surtout accompagné d’enfants, personne n’aime respirer des gaz lacrymogènes ou voir des CRS déchaînés, tout cela pour atteindre un lieu supposé être de détente et de fête.

Le côté « familial » du spectacle est devenu indéfendable. Ajoutons à cela les touristes leurrés, qui s’attendent à assister à une chorégraphie gracieuse entre les toreros et les taureaux et qui découvrent avec horreur une boucherie abominable à ciel ouvert. Là encore, la caisse de résonance des réseaux sociaux a permis de dévoiler et de diffuser largement les impostures multiples de ce milieu.

Les vrais aficionados sont en voie d’extinction

Restent les vrais aficionados, ceux qui prétendront jusqu’à leur dernier souffle que la tradition prime tout et justifie les pires sévices, reprenant ainsi à leur compte les sophismes des esclavagistes ou des brûleurs de sorcières il y a à peine quelques siècles, comme ceux des exciseurs de fillettes de nos jours. Leur principal problème est que leur population vieillit et donc se fait de plus en plus clairsemée.

Les tentatives pour renouveler leurs troupes en proposant la gratuité des arènes aux mineurs sont largement insuffisantes pour compenser cette érosion et ne font qu’aggraver l’aspect économique.

Les organisateurs espagnols de corridas annoncent leur disparition

En Espagne, l’ANOET (Associacion de Organizadores des Espactuculos Taurinos), principal regroupement d’organisateurs de corridas, a rendu public début novembre 2014 un communiqué qui annonce sans ambages la disparition prochaine des spectacles tauromachiques.

« Le Comité Directeur d’ANOET, compte tenu de la grave aggravation économique supportée par la Fiesta, plus particulièrement ces cinq dernières années, a fait le bilan des problèmes qui menacent le secteur afin d’évaluer si nous sommes devant une crise conjoncturelle ou structurelle. Malheureusement, nous constatons qu’il s’agit d’une crise de fond, mise sous pression par la crise économique subie par l’Espagne. […] Cette profonde crise économique et sociale de la dernière décennie a constitué l’accélérateur du processus de combustion qui consume la Fiesta, jusqu’à nous situer de manière abrupte face à une dure réalité : le monde des toros va vers la faillite. »

Un facteur supplémentaire est que les toreros les plus réputés, cédant à la panique de voir le nombre de spectacles diminuer, ont presque unanimement décidé d’augmenter leurs tarifs pour préserver leurs revenus et ont tout fait pour laisser sur la touche une large partie de toreros moins connus et moins chers, ce qui ne fait qu’accélérer la chute libre du secteur. Mais, aveuglés par leur égoïsme et leur appât du gain à court terme, ils n’ont de cesse de désigner comme sources de tous leurs problèmes les seules causes sur lesquelles ils n’ont aucune prise : les charges sociales, la TVA, etc.

« Accablés par des coûts insurmontables, exposés à la pression de conditions d’embauches, de location et de redevances exorbitants, au point que certains appels d’offres ne trouvent pas preneur ou qu’ils empêchent la concurrence dans les plus importantes plazas du pays, le tout s’accompagne de charges sociales et fiscales qui nous poussent à l’asphyxie. »

L’ANOET admet tout de même, du bout des lèvres, que si la corrida périclite, c’est aussi et avant tout parce qu’elle est ringardisée et combattue par des opposants de plus en plus soutenus par le grand public et donc par les politiques, grâce à la prise de conscience croissante de l’absurdité inacceptable de donner des spectacles basés sur la souffrance infligée à des animaux :

« La Fiesta se trouve paralysée dans son évolution par un immobilisme qui se réfugie dans la tradition, marginalisée par les médias audiovisuels et une longue liste d’attaques que nous détaillerons en temps voulu. »

Simon Casas et d’autres confirment la chute

Simon Casas, organisateur de corridas à Nîmes mais également en Espagne à Valence, Saragosse et Alicante, soutient lui aussi dans un article paru en Espagne le 13 novembre 2014 que le déficit est la règle et que cela est dû aux taxes et au trop faible remplissage des arènes (sans se remettre lui-même en cause et sans s’exprimer sur les raisons qui font que les arènes se vident, cela lui serait insupportable) :

« Nous sommes tous déficitaires depuis cinq ans et ce n’est pas parce nous sommes mauvais professionnellement. Avec des chiffres dans le rouge et un tel manque de solidarité, cette industrie ne peut survivre. Nous ne pouvons pas avoir une TVA de 21 %, avec des charges décidées par des politiciens qui n’ont jamais vraiment réfléchi à l’industrie de la tauromachie, il faut y mettre un terme. À Valence, j’ai perdu 600 000 euros cette saison. » 

Les autres grandes corridas produites par Casas se sont elles aussi soldées par des pertes importantes. Angel Bernal, également organisateur de corrida, ne fait pas mieux : « Les arènes de Murcia sont privées et cela fait quatre ans que je perds de l’argent. Durant ces années, je suis passé de onze corridas que je devais faire à quatre, j’aimerais bien n’en faire que deux parce que la corrida continue d’être déficitaire. »

Casas précise : « Nous fabriquons des toreros comme des spaghettis et nous condamnons ces gamins de 15 ou 16 ans à une impasse ! 95 % des toreros ne gagnent pas suffisamment pour vivre. Nous devrions pouvoir augmenter leur salaire mais pour arriver au minimum syndical, nous avons besoin de 4 000 spectateurs par corrida et nous en sommes loin. »

À cela s’ajoute le fait que le parti Podemos, fondé début 2014 en Espagne et positionné très à gauche, a inscrit l’abolition de la tauromachie à son programme (mesure 6.7) et arrive désormais en tête des intentions de vote selon El Pais, devant les deux grandes formations traditionnelles que sont le PP (conservateurs) et le PSOE (socialistes).

 « La corrida court à sa perte. On fait quoi ? »

Le site français Torofiesta résume le désarroi des aficionados le 14 novembre 2014 :

« Ces derniers jours, les cris d’alarme se sont multipliés, et le constat est clair, si rien n’est fait pour redresser la barre, la corrida court à sa perte. On est donc sur un problème économique et structurel de première importance, j’allais dire de première urgence […] Le constat étant établi et partagé par tous les secteurs du monde taurin, il apparaît souhaitable que toutes les parties prenantes se retrouvent autour d’une table pour en discuter et trouver les solutions qui permettraient de remettre le navire à flot… tout en étant conscients que les intérêts des uns et des autres sont loin de converger.

Une équation difficile à résoudre, certes, mais qui faute de solutions, plongerait la tauromachie au fond du gouffre. Espérons donc que chacun y mette du sien, empresas, toreros, ganaderos et autorités, dans la même volonté d’éviter le pire. Ce n’est pas pour eux une mince responsabilité. 

Avec en filigrane, la question qui tue : on fait quoi ? »

Il faut en finir

On fait quoi ? Voilà une question à laquelle nous savons, nous, répondre.

Nous allons accentuer la pression sur tous les fronts : actions pacifiques de terrain démultipliées grâce aux initiatives citoyennes, soutien actif des parlementaires français abolitionnistes, collaboration plus étroite avec les eurodéputés qui veulent supprimer les subventions européennes à la tauromachie, attaques juridiques à tous les niveaux contre l’édifice chancelant de la tauromachie (arrêtés abusifs, légalité douteuse des écoles taurines en France, contestation de l’inscription de la corrida au PCI en appel, etc.)

L’aficion s’effondre, ce sont ses représentants qui le disent. Sur ce point, nous sommes tous d’accord.

Source : “Corrida la honte” de Roger Lahana

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