La saison taurine 2014 va probablement être marquée d’une pierre noire par l’aficion, tant en France qu’en Espagne. Depuis plusieurs années, on le sait, les corridas ont aggravé significativement leurs déficits chroniques pour au moins deux raisons directes, qui sont d’ailleurs fortement liées entre elles : la baisse de fréquentation des arènes et la hausse des tarifs des figuras (mot espagnol désignant les toreros les plus célèbres). Il s’agit là, en fait, d’une réaction en chaîne dont les éléments sont analysés ici.

L’effondrement économique de l’industrie de la tauromachie est la conséquence ultime d’un système en pleine implosion, qui prend l’eau de toutes parts. Pourquoi y a-t-il de moins en moins de monde pour aller aux corridas ? Pour répondre à cette question, il suffit de définir qui va assister à ces spectacles. On peut distinguer trois grandes catégories, qui s’entremêlent partiellement : les aficionados purs et durs, les spectateurs occasionnels et la composante populaire.

Le public populaire n’a plus les moyens ni l’envie d’aller aux corridas

Il y a encore quelques dizaines d’années, la corrida était le lieu où des gens majoritairement modestes venaient célébrer une fête annuelle. Il s’agissait en grande partie de paysans ou d’ouvriers, avec de faibles revenus, surtout dans les milieux ruraux. L’envol progressif des tarifs des billets conjugué à la crise économique mondiale les a inexorablement éloignés des arènes.

Il faut y ajouter le désintérêt croissant de la population en général pour ces pratiques d’un autre âge, l’évolution de la société vers plus de considération pour le bien-être animal et, bien sûr, les actions des militants anti-corrida, le tout démultiplié par la généralisation d’internet et des réseaux sociaux comme source principale d’information, y compris dans les lieux les plus reculés.

En Espagne, ce sont désormais toutes les arènes de troisième catégorie – l’immense majorité – qui sont menacées de fermeture pour des raisons strictement économiques. Entre 2007 et 2013, plus de la moitié d’entre elles ont cessé toute activité, passant de 1665 à 589. Les arènes de première catégorie n’ont pas été épargnées, les classes populaires étant largement représentées dans les grandes villes. La baisse totale du nombre de corridas dans ce pays a été de 56% en dix ans, avec une accélération marquée ces cinq dernières années.

La corrida n’est plus un spectacle familial anodin

Les spectateurs que l’on peut qualifier d’occasionnels sont ceux qui viennent voir une corrida comme ils iraient voir autre chose – simple curiosité, désœuvrement faute d’autres distractions là où ils résident ou passent des vacances, tradition locale qui fait qu’on va aux corridas en famille une fois par an parce que c’est comme ça.

Ce public-là a été très largement découragé de persister, face à l’accueil franchement désagréable qu’ils reçoivent désormais de façon quasi systématique en raison de la montée en puissance des actions anti-corrida, ce qui a entraîné un durcissement des conditions de sécurité autour des arènes même quand aucune manifestation n’est prévue.

Personne n’aime se faire fouiller au corps et passer plusieurs barrières de sécurité, personne n’aime se faire huer et traiter de sadique ou de barbare, surtout accompagné d’enfants, personne n’aime respirer des gaz lacrymogènes ou voir des CRS déchaînés, tout cela pour atteindre un lieu supposé être de détente et de fête.

Le côté “familial” du spectacle est devenu indéfendable. Ajoutons à cela les touristes leurrés, qui s’attendent à assister à une chorégraphie gracieuse entre les toreros et les taureaux et qui découvrent avec horreur une boucherie abominable à ciel ouvert. Là encore, la caisse de résonance des réseaux sociaux a permis de dévoiler et de diffuser largement les impostures multiples de ce milieu.

Les vrais aficionados sont en voie d’extinction

Restent les vrais aficionados, ceux qui prétendront jusqu’à leur dernier souffle que la tradition prime tout et justifie les pires sévices, reprenant ainsi à leur compte les sophismes des esclavagistes ou des brûleurs de sorcières il y a à peine quelques siècles, comme ceux des exciseurs de fillettes de nos jours. Leur principal problème est que leur population vieillit et donc se fait de plus en plus clairsemée.

Les tentatives pour renouveler leurs troupes en proposant la gratuité des arènes aux mineurs sont largement insuffisantes pour compenser cette érosion et ne font qu’aggraver l’aspect économique.

Les organisateurs espagnols de corridas annoncent leur disparition

En Espagne, l’ANOET (Associacion de Organizadores des Espactuculos Taurinos), principal regroupement d’organisateurs de corridas, vient de rendre public un communiqué qui annonce sans ambages la disparition prochaine des spectacles tauromachiques.

Le Comité Directeur d’ANOET, compte tenu de la grave aggravation économique supportée par la Fiesta, plus particulièrement ces cinq dernières années, a fait le bilan des problèmes qui menacent le secteur afin d’évaluer si nous sommes devant une crise conjoncturelle ou structurelle. Malheureusement, nous constatons qu’il s’agit d’une crise de fond, mise sous pression par la crise économique subie par l’Espagne. […] Cette profonde crise économique et sociale de la dernière décennie a constitué l’accélérateur du processus de combustion qui consume la Fiesta, jusqu’à nous situer de manière abrupte face à une dure réalité : le monde des toros va vers la faillite.”

Un facteur supplémentaire est que les toreros les plus réputés, cédant à la panique de voir le nombre de spectacles diminuer, ont presque unanimement décidé d’augmenter leurs tarifs pour préserver leurs revenus et ont tout fait pour laisser sur la touche une large partie de toreros moins connus et moins chers, ce qui ne fait qu’accélérer la chute libre du secteur. Mais, aveuglés par leur égoïsme et leur appât du gain à court terme, ils n’ont de cesse de désigner comme sources de tous leurs problèmes les seules causes sur lesquelles ils n’ont aucune prise : les charges sociales, la TVA, etc.

Accablés par des coûts insurmontables, exposés à la pression de conditions d’embauches, de location et de redevances exorbitants, au point que certains appels d’offres ne trouvent pas preneur ou qu’ils empêchent la concurrence dans les plus importantes plazas du pays, le tout s’accompagne de charges sociales et fiscales qui nous poussent à l’asphyxie.”

L’ANOET admet tout de même, du bout des lèvres, que si la corrida périclite, c’est aussi et avant tout parce qu’elle est ringardisée et combattue par des opposants de plus en plus soutenus par le grand public et donc par les politiques, grâce à la prise de conscience croissante de l’absurdité inacceptable de donner des spectacles basés sur la souffrance infligée à des animaux :

La Fiesta se trouve paralysée dans son évolution par un immobilisme qui se réfugie dans la tradition, marginalisée par les médias audiovisuels et une longue liste d’attaques que nous détaillerons en temps voulu.”

Simon Casas et d’autres confirment la chute

Simon Casas, organisateur de corridas à Nîmes mais également en Espagne à Valence, Saragosse et Alicante, soutient lui aussi que le déficit est la règle et que cela est dû aux taxes et au trop faible remplissage des arènes (sans se remettre lui-même en cause et sans s’exprimer sur les raisons qui font que les arènes se vident, cela lui serait insupportable) :

Nous sommes tous déficitaires depuis cinq ans et ce n’est pas parce nous sommes mauvais professionnellement. Avec des chiffres dans le rouge et un tel manque de solidarité, cette industrie ne peut survivre. Nous ne pouvons pas avoir une TVA de 21%, avec des charges décidées par des politiciens qui n’ont jamais vraiment réfléchi à l’industrie de la tauromachie, il faut y mettre un terme. A Valence, j’ai perdu 600 000 euros cette saison.”

Les autres grandes corridas produites par Casas se sont elles aussi soldées par des pertes importantes. Angel Bernal, également organisateur de corrida, ne fait pas mieux : « Les arènes de Murcia sont privées et cela fait quatre ans que je perds de l’argent. Durant ces années, je suis passé de onze corridas que je devais faire à quatre, j’aimerais bien n’en faire que deux parce que la corrida continue d’être déficitaire. »

Casas précise : “Nous fabriquons des toreros comme des spaghetti et nous condamnons ces gamins de 15 ou 16 ans à une impasse ! 95% des toreros ne gagnent pas suffisamment pour vivre. Nous devrions pouvoir augmenter leur salaire mais pour arriver au minimum syndical, nous avons besoin de 4000 spectateurs par corrida et nous en sommes loin.”

A cela s’ajoute le fait que le parti Podemos, fondé début 2014 en Espagne et positionné très à gauche, a inscrit l’abolition de la tauromachie à son programme (mesure 6.7) et arrive désormais en tête des intentions de vote selon El Pais, devant les deux grandes formations traditionnelles que sont le PP (conservateurs) et le PSOE (socialistes).

“La corrida court à sa perte. On fait quoi ?”

Le site français Torofiesta résume le désarroi des aficionados :

Ces derniers jours, les cris d’alarme se sont multipliés, et le constat est clair, si rien n’est fait pour redresser la barre, la corrida court à sa perte. On est donc sur un problème économique et structurel de première importance, j’allais dire de première urgence […] Le constat étant établi et partagé par tous les secteurs du monde taurin, il apparaît souhaitable que toutes les parties prenantes se retrouvent autour d’une table pour en discuter et trouver les solutions qui permettraient de remettre le navire à flot… tout en étant conscients que les intérêts des uns et des autres sont loin de converger.

Une équation difficile à résoudre, certes, mais qui faute de solutions, plongerait la tauromachie au fond du gouffre. Espérons donc que chacun y mette du sien, empresas, toreros, ganaderos et autorités, dans la même volonté d’éviter le pire. Ce n’est pas pour eux une mince responsabilité.

Avec en filigrane, la question qui tue : on fait quoi ?

Il faut en finir

On fait quoi ? Voilà une question à laquelle nous savons, nous, répondre.

En 2015, nous allons accentuer la pression sur tous les fronts : actions pacifiques de terrain démultipliées grâce aux initiatives citoyennes, soutien actif des parlementaires français abolitionnistes, collaboration plus étroite avec les eurodéputés qui veulent supprimer les subventions européennes à la tauromachie, attaques juridiques à tous les niveaux contre l’édifice chancelant de la tauromachie (arrêtés abusifs, légalité douteuse des écoles taurines en France, contestation de l’inscription de la corrida au PCI en appel, etc.)

L’aficion s’effondre, ce sont ses représentants qui le disent. Sur ce point, nous sommes tous d’accord. Il faut en finir.

Roger Lahana
Vice-président du CRAC Europe


Une version réduite de cet article a été publié à la une du Huffington Post du 21/11 sous le titre “La tauromachie, une industrie en plein effondrement économique

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