Toulouse, le 25.11.2012

Alain,

Il m’est usuellement indifférent de vous entendre pérorer une énième fois sur un de vos dadas immanquablement assaisonné à la sauce Arendt. Au moment des Répliques, j’en suis au petit déj, à mi-chemin entre rémanence onirique et observation amusée de Sacha, chat aussi coquin que câlin (je n’éviterai pas le débat qui porte sur la castration d’un si charmant animal domestiqué, mais pour l’heure ne veux pas me disperser). Hier, toutefois, j’ai eu un haut-le-coeur « voilà qu’en plus il a eu la révélation de la foi tauromachique ! » Ainsi, 126 ans presque jour pour jour après que le bigot Claudel ait eu la sienne à Notre-Dame, vous fûtes foudroyé par la grâce de la corrida en voyant estoquer une « danseuse ridicule » comme dit Cabrel dans sa chanson éponyme au sujet du toréador harnaché comme une drag queen de gay pride.

Bien plus jeune et bien plus malheureux qu’aujourd’hui, j’ai moi aussi torturé des animaux des fourmis. J’en ai encore honte aujourd’hui, d’autant plus que ces insectes ne me causaient aucun tort, et là où elles besognaient elles ne nuisaient à personne non plus, ni même à d’autres bestioles. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre pourquoi j’avais pu développer un sadisme aussi gratuit, impuissant que j’étais, enfant, à contrer la maltraitance qui m’était faite, je me vengeais sur plus faible que moi, innocent qui plus est quant au tort qui m’était fait. J’ai décidé un jour de réparer ce qui n’était pas un déterminisme génétique morbide.

Les pérégrinations sur les chemins parfois tortueux de la psychologie clinique m’ont conduit à diagnostiquer le caractère phallique-narcissique chez des personnes qui souffrent d’impuissance orgastique. Résumons il y a ni impuissance érectile, ni absence d’éjaculation ou de lubrification (l’affection – sic – est quand même bien plus souvent virile, contrairement à l’hystérie pour laquelle Charcot n’excluait pas qu’elle puisse marginalement l’être, virile), mais il n’y a pas de véritable satisfaction, au sens de la réplétion sensuelle l’orgasme n’en est pas véritablement un, il n’en a que l’apparence, car passée une très brève secousse – obtenue d’ailleurs moins par la décharge réflexe de l’excitation longtemps montée en puissance que par un forcing aussi hâtif que passablement pénible et semblable à un enjeu sportif – l’intéressé ressent immanquablement la frustration. Réitérant ses copulations mécaniques, il aboutit progressivement dans le secret de son alcôve intérieure à la douloureuse conclusion que le plaisir sexuel assouvissant est inaccessible.
Évidemment, un tel sujet ne peut être vécu que comme une honte, et heureusement pour l’intéressé (si l’on peut dire), l’omerta l’aide à taire son mal indicible. Car le tabou propre au sexe persiste malgré tous les efforts émancipateurs de la révolution sexuelle des fils de Wilhelm Reich, voire les encouragements des contempteurs de cette cause du peuple.

Que devient notre pauvre hère ? N’ayant au plan intérieur que le choix entre le refoulement et la forclusion, il opte à l’extérieur pour un comportement qui l’amènera à compenser avec tout ce qui peut lui communiquer un sentiment de puissance, qui n’est jamais ici que de l’impuissance inversée. Selon le statut social, son degré de maturité, la conjoncture, il se la jouera petit chef harceleur au boulot, frappera sa conjointe et/ou ses enfants, s’enrôlera dans le djihad ou s’ensoutanera dans une milice ultra-orthodoxe à Jérusalem, fera des queues de poisson sur le périf, déversera son mépris atrabilaire sur une actrice de cinéma atteinte de sensiblerie ou encore torturera des fourmis. Ou des toros. Comme les risques que font courir les cornes de ces bovidés rendus fous de stress sont bien supérieurs à ceux des mandibules d’hyménoptères, l’intéressé – qui tient à être vu – ira prudemment compenser par procuration sur des gradins situés bien au-dessus du sable ensanglanté de l’arène, ces ruminants étant réputés peu doués pour l’escalade.

L’impuissance orgastique, je l’ai discernée en 68, intuitivement, chez ces étudiants qui secouaient comme des pantins pathétiques leurs petits livres rouges de l’impensée de Mao Zedong, ou chez ces autres patibulaires qui ânonnaient avec gravité les épîtres de Trotski, autre liquidateur avec Lénine et Staline de l’émancipation des prolétaires par eux-mêmes. Ou aussi chez ces stars soi-disant libertaires qui ne faisaient rien pour déjouer le culte de leur personnalité. Leur aspiration commune à l’autoritarisme, à la dominance sur de plus faibles, les a conduit – quand ils n’ont pas eu la chance de se soigner – à occuper plus tard des fonctions de pouvoir-prestige : l’un deviendra Inspecteur en Chef à l’Éduc’ Nat’ et se comportera fort logiquement en Starchi Politrouk – pardon, Komissar – en faisant flipper la timide capésienne. L’autre squattera la rente d’une députation européenne à défaut de risquer un maroquin aléatoire. Un autre encore occupera tel le coucou rusé une niche radiophonique pour y ressasser tous les ressentiments. S’inspirant sommairement d’un Marcel Déat, un autre enfin retournera sa veste pour le camp réactionnaire d’en face, après avoir soigné ses saillies médiatiques de porteur de sac de riz aux affamés. Et je ne dirai rien de DSK…

Dans la Répliques consacrée à la défense de la corrida du samedi 24 novembre 2012, à 9 h GMT, vous avez choisi pour allié un de ces fans qui pratiquent ce qu’on appelle en psychopathologie l’injonction paradoxale. Ce patient ne disait-il pas, entre autres poncifs d’aficionados, son très grand respect pour l’animal, et sa bienveillance extrême allait jusqu’à considérer qu’il fallait attendre que le toro veuille bien se remettre sur ses quatre pattes pour l’embrocher jusqu’au cœur, tant il aurait été inconvenant de céder à la facilité de le faire alors que quasi terrassé par pas mal d’acier dans son échine, il s’était agenouillé. À deux contre une, vous avez instrumentalisé ce faire-valoir névropathe pour glisser subrepticement votre nouvelle addiction au frisson procuratoire. Debater tenace, Élisabeth de Fontenay, quoique moins perméable que Juliette Binoche, en a oublié que son dévouement pour la cause animale était aussi ésotérique pour l’entendement des impuissants orgastiques que les sophismes absurdes de ces derniers étaient pour elle hermétiques. Tiens, je vais la contacter, lui proposer de jouer une autre carte. Les aficionados ont dans leur antiphonaire quelques antiennes dont une, selon laquelle le toro a dans le combat avec la danseuse ridicule toutes ses chances. Soyons démocratiques, et faisons en sorte qu’il en ait autant qu’elle. Entraînons-le donc dans une manade spécialisée, où comme un commando aguerri il apprendra toutes les ruses perverses, et au bout de quelques saisons tauromachiques, nous devrions compter autant de bovins trucidés que de matadors encornés à mort via une douloureuse agonie hospitalière. Fifty-fifty.

Je termine sur une note optimiste. l’impuissance orgastique, ça se soigne et même on en guérit. Il faut pour cela suivre un traitement à base de sentiments affectueux, a minima de l’empathie, et si possible – il est vrai qu’il faut pas mal de convalescence – de l’amour. Dès lors, faire ce dernier procure un assouvissement qui rend caduc l’usage toxicomaniaque de la domination. Je sais de quoi je parle. Autant j’ai participé avec un grand engouement à la révolution sexuelle de 68, autant j’en ai dénoncé les dérives qui réduisaient la sexualité aux seuls frottements accélérés de muqueuses, à la seule compétition frénétique pour les bombes anatomiques ou les étalons membrés. Car oui, je suis pour un ordre amoureux qui peut être harmonieux quand on a traité ses blessures d’enfant, cet ordre qui permet de trouver dans la placidité des vaches beaucoup de cette saine philosophie faite, je crois, autant d’amour que de sagesse.

Meuh !

PS : Hitler vient à peine d’arriver au pouvoir. Heidegger, alors recteur à Fribourg, dénonce à la Gestapo des collègues qui pourraient lui faire de l’ombre et décide dès la rentrée de 1933 que les étudiants juifs et non-aryens ne bénéficieront plus de bourses et s’enregistreront sur des fiches spéciales de couleur… jaune : Cette initiative précède de plusieurs années le décret officiel d’exclusion (1938). Voilà qui incline à penser qu’il n’était pas tout à fait un Mitläufer, un simple suiveur passif des nazis, comme il a cherché à le faire croire une fois le Reich vaincu, mais plutôt un antisémite entreprenant (il était encore encarté au NSDAP en 45). Couple fusionnel sado-maso : c’est sa jeune maîtresse d’étudiante, Hannah Arendt, cataloguée de juive par les Nazis, qui bien qu’ayant estimé en 1945 qu’il était un meurtrier en puissance, n’a pu se défaire d’avoir été ado subjuguée par celui qui avait alors l’âge de son père, puisqu’elle a tout fait pour qu’il soit réhabilité et reconnu comme LE philosophe du XXe s. : comment ne pas voir là, Alain, vous l’adulateur obsessionnel – c’est une litote – d’Arendt, un cas archétypal – et féminin – de cette impuissance orgastique qui va jusqu’à faire aimer son propre bourreau.

Gian Laurens

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