Tout pénétré de sa puissance, l’épée en main en guise d’étendard de virilité, le matador, en tenue de bal, s’apprête à donner le coup d’estoc à un taureau épuisé qui croit combattre une cape. Il se sent fort, ce toréro, galvanisé par cette foule hystérique qui hurle de joie devant ce combat qui fait honte à notre humanité moderne.

Cette boucherie ritualisée est d’autant plus immonde qu’elle est cautionnée par la loi, défendue par certains bons esprits, légitimée par une société qui la tolère au nom de la tradition. Cette boucherie est d’autant plus inacceptable qu’elle se présente comme un spectacle où de sadiques esthètes ou de gros abrutis s’extasient devant un taureau ensanglanté par des banderilles qui le décorent comme un arbre de Noël.

L’amour de la tauromachie, c’est l’amour de la souffrance, c’est le sadisme érigé en valeur au nom de la suprématie de la technique sur l’instinct de survie, c’est la preuve que l’homme peut encore être animé par ses plus bas instincts. Honte à notre société moderne qui tolère cet avatar des jeux du cirque et le considère, au nom de la tradition, comme une marque de culture ! Les toréros sont de pseudo-combattants qui torturent, humilient et tuent rituellement en mettant en scène un simulacre d’affrontement cruel et pervers qui fait de la souffrance, de la ruse et de la mort un spectacle dont tout le sel n’est pas la mort mais l’orchestration vicieuse de l’agonie de la bête.

Premier Tercio, le picador arrive pour affaiblir l’animal. Il enfonce sa pique à plusieurs reprises dans sa masse musculaire. Ces gestes sont toujours subtilement calculés pour n’infliger que des souffrances sans provoquer la mort : avant l’exécution programmée, il faut savourer le divertissement que représente cette torture ritualisée. La tragédie commence et le taureau est condamné, écrasé par la fatalité d’une mort certaine que lui impose son entrée dans l’arène. La mise en scène de sa bravoure n’est qu’un prétexte pour mettre en valeur la virtuosité du torero : plus le matador affronte une force brute dont la résistance est hors norme, plus l’homme se croit gonflé de gloire à l’idée de mettre à terre cet avatar de monstre.

Deuxième Tercio, le taureau, avant d’avoir l’honneur d’être exécuté par le torero, est criblé de banderilles pour l’affaiblir encore. S’il se rebiffe, on l’affaiblit ; s’il fuit, on lui plante une banderille noire en guise de signe d’infamie, car la corrida stigmatise ce qui ne rentre pas dans son jeu : dans sa mécanique perverse, elle ne peut accepter que la bête choisie pour combattre puisse avoir l’instinct de fuir cette boucherie qui se veut héroïque et ainsi de ne pas accepter les règles de ce rituel qui organise l’affrontement de l’homme et de la violence pure.

Troisième Tercio, le matador effectue sa parade finale et fait croire à sa bravoure en agitant une cape qui lui sert de leurre. Les passes se succèdent. Le toréro, maître d’œuvre d’un combat déloyal fondé sur la ruse, fuit alors lâchement les cornes de son adversaire qui croit se battre contre un morceau de toile rouge et le matador jubile d’être le tortionnaire de ce corps souffrant.

Sur les gradins, la foule est en délire, excitée par la vue du sang : elle ne se contient plus. Les spectateurs sont en transe et hurlent impunément la joie sadique qu’ils éprouvent. Ils ne cherchent alors même plus à justifier leur plaisir sous le couvert de la tradition : les âmes sont possédées par cette excitation macabre qui prouve que l’esprit humain ne semble pas avoir de limite dans le mal. La foule échauffée veut la mise à mort, ravie d’avoir encore le droit de jouir de cet avatar des jeux du cirque. De gros bras primaires déchargent alors sur cette pauvre bête les coups qu’ils ne donneront peut-être pas à leur femme et à leurs enfants, par peur des lois ; des intellectuels pervertis se gargarisent de théories philosophiques et esthétiques fumeuses qui ne sont que les cache-sexes de leurs pulsions sanguinaires refoulées.

La mort ! La mort ! La foule ne se tient plus ! C’est l’heure du descabello. Le matador plante l’estoc… Le taureau est atteint : l’hémorragie se déclenche. Il est encore debout mais sa fin est imminente : il est l’ombre de lui-même. Il s’arrête, hagard, la lame enfoncée jusqu’à la garde dans la cruz. Ses pattes tremblent. Il s’effondre devant un toréro fier de la réussite de son geste barbare.

Mais ce taureau, malgré vos piques, vos coups d’estoc et vos bonnes consciences, par le sang qu’il verse et la souffrance qu’il endure, souille à jamais vos faces de tortionnaires modernes et vous couvre de honte.

Fabrice Pras